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Littérature: présentation d'une œuvre

Jens Christian GRØNDAHL

Piazza Bucarest

     « Scott et Elena. Les contours de l’histoire apparaissaient en des moments éparpillés. » Ainsi, le narrateur commente son propre récit au début du dernier roman de Jens Christian Grøndahl publié en français, Piazza Bucarest. Il poursuit : « Ce que j’avais vu, entendu ou seulement saisi, ce qu’il m’a raconté et ce que j’ai seulement pu imaginer. La différence serait insignifiante si mon intention était d’écrire un roman de plus, mais Scott et Elena ne sont pas des personnages de roman. » Et pourtant, le narrateur qui parle ici chez Grøndahl est bien romancier. Mais à présent il ne veut pas faire une œuvre littéraire : il cherche à retracer les itinéraires qui lient et qui séparent Scott, un homme d’origine américaine qui fut dans le temps marié à la mère du narrateur, et Elena, une jeune femme roumaine que Scott aida à quitter son pays quelque temps avant la fin de la dictature de Ceausescu. Quelles sont les histoires derrière les destins de ces deux étrangers que le hasard des choses et du temps font atterrir au Danemark ?

     Le premier à arriver au pays est donc Scott. Il vient d’abord comme touriste ordinaire dans les années soixante et ensuite il y reste, quand éclate la guerre au Vietnam, pour échapper à l’appel de l’armée américaine. Devenu photographe de presse, il fait la connaissance d’Elena pendant un séjour professionnel en Roumanie où elle travaille comme guide-interprète. Dans leur rencontre et le mariage blanc qui en résulte, il y a le désir timide de l’homme d’une quarantaine d’années qui, peu de temps avant, s’est fait quitter par sa première femme — désespérée par son apparente indolence —, et il y a l’espoir d’une jeune étudiante de trouver une issue au paysage désuet de la Roumanie des années quatre-vingt. Mais dans cette rencontre il y a également les histoires cachées par la face visible des parcours : « Car, à la raconter, on raccourcit une longue histoire. Une vie, ne serait-ce qu’une période de cette vie, est tellement longue que l’on ne parviendra jamais à la rendre entièrement. » Pour le narrateur, ce romancier qui ne souhaite rien inventer ici, il est question des points de fuite de l’histoire, c’est-à-dire de ces moments fondamentaux, parfois apparemment superflus, auxquels aucune narration n’est en mesure de rendre justice véritablement : des moments à première vue sans sens qui sont peut-être la prose du monde même.

     Dans Piazza Bucarest, le seul personnage à ne jamais être nommé est précisément le narrateur. En fait, ce narrateur est aussi bien l’inconnu de son propre récit qu’un anonyme respectueux de la singularité de ce qu’il raconte. Contrairement à Scott et Elena, qui ne restent pas déterminés par ces origines desquelles ils se sont affranchis sans les réprimer, le narrateur semble marqué par une certaine fuite de l’existence. C’est peut-être bien son histoire à lui : il ne veut pas écrire une œuvre de plus, mais faire un récit à même la réalité, sans distance artistique. Mais, au cours de ce récit, il découvre encore et encore qu’il n’y a pas de réalité à raconter sans cet écart littéraire comme tel. Les histoires brutes n’existent pas. C’est pourquoi son anonymat est à la fois sa force et sa défaite : il veut se retirer devant ce qu’il y a à dire, mais il sait qu’on ne peut pas avoir d’histoire sans voix. Ce qu’il veut présenter, à savoir les moments aussi insignifiants que décisifs de la vie, est peut-être bien ce qui échappe à tout roman. Pour cela, ces moments restent le désir et le souci de toute écriture.

     Entre autres, le narrateur ne sera jamais comme Scott, cet homme étranger qui devint autrefois son père parce qu’il était là : Scott est caractérisé par une singulière tranquillité, il se laisse « porter par la réalité du moment » et il sait « laisser passer le temps et […] laisser le temps tout emporter avec lui ». Ce mode d’être, le narrateur ne l’atteindra pas. En ce sens, Scott est la relation au monde que le narrateur ne peut pas avoir : « Sa relation attentionnée aux choses et son observation également attentive de tout ce qui se mouvait alentour l’ont fait se sentir en contact avec le monde, et moins seul. »

     Seul, Scott le sera de nouveau quand Elena le quitte à son tour, comme la mère du narrateur l’avait fait avant elle. D’abord, elle laisse leur mariage blanc se transformer en autre chose qu’une vie maritale officielle : « Comme si cela avait toujours été l’objet qui mettait la main sur le désir, et non le contraire. » Ensuite, peu de temps après, elle vide ses placards et s’en va brutalement, sans véritable explication. Lorsque une lettre adressée à Elena arrive de Roumanie, Scott demande au narrateur de partir à sa recherche pour lui remettre l’envoi qui enferme effectivement le passé inconnu de cette femme toujours au milieu, entre les deux. Au bout du voyage qui s’ensuit, le narrateur doit affronter non seulement ses propres désirs antérieurs, mais aussi les failles, les hasards et les pertes dans la vie d’Elena au moment où celle-ci lui offre son récit tout en gardant sa part de secret. Ainsi, les fondements du travail de ce romancier qui ne souhaite pas faire de la littérature ici vacillent sous le passé de l’autre. Il se met à l’écoute et au service d’une histoire qu’il ne connaîtra jamais vraiment : « D’une certaine façon », remarque-t-il au sujet de la femme dont il essaye de suivre les trajets, « les côtés inconnus de son histoire constituaient sa seule liberté, son unique refuge. »

     Avec sa discrétion habituelle, Jens Christian Grøndahl livre dans Piazza Bucarest une réflexion fondamentale sur ces mouvements, hésitations et détours presque imperceptibles qui créent les histoires. Et la discrétion de l’auteur est toujours magnifiquement transmise par la traduction d’Alain Gnaedig. Comme dans ces lignes où le narrateur contemple, lors de son passage des Alpes à la recherche d’Elena, les différences de perspective qu’ouvre le parcours : « Si de la vallée couverte de forêts, on distinguait nettement la cime, en revanche, de celle-ci, on n’aurait pu localiser le point d’où elle était observée, au milieu de la masse d’arbres. » En effet, la vue d’en haut peut signifier la perte de ce regard qui fait finalement toute la différence, à savoir le regard qui s’efforce de frayer un chemin dans la densité des traits singuliers de la vie même.

     Christian Bank Pedersen, Maître de langue

 

Jens Christian Grøndahl, Piazza Bucarest

Roman traduit du danois par Alain Gnaedig

Gallimard. 182 p., 17,50 €     

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© Petri Puromies


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